Maxime Du Camp (1822-1894)
Oriente et Italie, souvenirs de voyage et de lectures, 1868
Je voulus faire le tour de l’île [de Capri], qui n’a que neuf mille trois lieues de circonférence. Par un temps calme, et dans une bonne barque, c’est une promenade charmante. A La Marine, je pris un canot et je commençai mon périple minuscule. Une demi-heure après être parti j’arrivais à la célèbre grotte d’Azur, qui s’ouvre au nord dans la paroi d’un rocher haut d’environ douze cents pieds. L’entrée de la grotte est si basse et si étroite que l’on est forcé de désarmer les avirons et de se courber au fond de la barque pour ne point se heurter en passant. Dès qu’on a franchi le trou resserré qui sert de porte, on se trouve en pleine féerie. L’eau profonde, claire à laisser voir tous les détails de son lit, teintée d’une nuance de bleu ciel adorable, projette ses reflets sur la voûte de calcaire blanc, et lui donne une couleur azurée qui tremble à chaque frisson de la surface humide. Tout est bleu, la mer, la barque, les rochers; c’est un palais de turquoise bâti au-dessus d’un lac de saphir. Le matelot qui me conduisait se déshabilla et se jeta à l’eau; son corps m’apparut blanc comme de l’argent mat, avec des ombres de velours bleuissant aux creux que dessinait le jeu de ses muscles. Ses épaules, son cou, sa tête étaient au contraire d’un noir cuivré; on eût dit une statue d’albâtre surmontée d’une tête de bronze florentin. Les gouttelettes qu’il faisait jaillir en nageant, les globules qui se formaient près de lui étaient comme des perles éclairées par une lumière bleuâtre. Le ciel se couvrit; la couleur alors fut moins intense, et se revêtit, dans les fonds surtout, d’un glacis de teinte neutre. Le nuage qui voilait le soleil s’envola, et dans toute la grotte un feu d’artifice azuré éclata, jetant sur les pierres humides des étincelles d’un bleu lumineux. Je ne pouvais me lasser d’admirer cette splendeur et de regarder l’homme blanc à tête noire qui se baignait dans ces flots célestes.
Qui a découvert cette merveille? Est-ce le pêcheur Angelo Ferrara le 16 mai 1822? Est-ce l’Allemand Kopisch le 19 août t 1826? Est-il vrai que Capaccio en parle dans ses Historiae napolitanae libri duo, publiées en 1605? Qu’importe! C’est la plus belle curiosité naturelle que j’aie jamais vue, et cela me suffit. Les anciens la connaissaient-ils? C’est probable, et ils ont dû alors la consacrer à Téthys aux yeux bleus. Une sorte de petit débarcadère façonné au fond, un assez large couloir dont l’extrémité est fermée par une pierre de forme rectangulaire qui paraît avoir été placée là de main d’homme, semble indiquer qu’elle fut visitée des anciens; on prétend même qu’une route souterraine conduisait jadis jusqu’aux villas romaines bâties sur le territoire actuel de Damacuta. A la rigueur, le fait est possible, mais je le crois singulièrement douteux.
A propos du phénomène lumineux qui se produit dans cette grotte, on a beaucoup parlé de réfraction, de réflexion, de transmission; je n’en dirai rien, car je suis fort incompétent en si sérieuse matière: je dirai seulement, en employant l’expression que M. Niepce de Saint-Victor a consacrée dans ses admirables travaux sur l’héliographie, que la lumière paraît emmagasinée au sein même des flots qui baignent la grotte; la mer est profondément pénétrée par la lumière à l’entrée de la caverne, sans doute à cause de la disposition particulière de cette entrée; elle est comme saturée de cette lumière, et la jette en nappes d’azur éclatant jusqu’aux derniers replis de la voûte . Ce qui tend à le prouver, c’est que les corps plongés dans cette eau féerique deviennent blancs à l’instant même. La voûte , formée de calcaires blanchâtres, est teinte en bleu, comme si un foyer lumineux placé au-dessous d’elle lui envoyait ses rayons à travers un cristal d’azur.